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Textos da Lusofolia

domingo, julho 17, 2005

En toute logique, le bien et le mal sont comme l'avers et le revers d'une même pièce, indissociables. On ne peut penser l'un sans l'autre, et le vrai suppose le faux. Ces catégories philosophiques, rudement ébranlées par Nietzsche, furent de moins en moins étanches avec les apports révolutionnaires de Max Planck et d'Albert Einstein, en 1900 et 1920, dont le bouleversement s'est propagé bien au-delà de la physique. Après eux, la science entre dans l'ère du relatif, n'énonce plus de certitudes éternelles. Elle procède par approximation sans prétendre atteindre à l'ultime Vérité, dont un Einstein laissait le fin mot à Dieu. Jamais autant qu'au XXe siècle la science n'aura été si entreprenante, à la fois ambitieuse et sceptique.

Dans le même temps sont nées des inventions qui, au début, ont entretenu un rapport équivoque avec la vérité. La photo (qui voit le jour en 1826 mais ne s'intègre à la vie quotidienne des familles que plus tard) fut d'abord censée restituer l'image du réel, sans intervention du photographe. L'objectif optique de l'appareil est a priori neutre, mécanique et l'on sait ce que finira par recouvrir ce mot et son dérivé, l'"objectivité" : l'impossible impartialité de l'observateur, ethnologue ou journaliste. Il ne fallut pas longtemps pour s'apercevoir que la photo n'était pas un thermomètre, un instrument d'enregistrement passif, et qu'elle témoignait également des intentions et du désir du photographe. L'état de grâce "objective" fut encore plus bref au cinéma. La projection inaugurale des frères Lumière au Grand Café eut lieu le 28 décembre 1895. Un an après, Georges Méliès réalisait ses premiers films à trucages, dévoilant l'infini des ressources fantasmagoriques du cinéma.

Notre regard sur la réalité a changé, on l'a dit. Sous la pression croissante du nombre des photos dans notre environnement, et parce que nous avons cédé à leur délectable puissance de persuasion. Nous en avons perdu la maîtrise, confondant le visible et le réel, le beau et le vrai, incapables de démêler le vrai du faux. Traquenard subtil : la responsabilité du piège n'est pas du côté de l'outil, mais de l'esprit qui l'a conçu, de l'oeil qui s'en sert et simultanément s'y désoriente. Car ni la photo ni le cinéma ne nous ont d'eux-mêmes abusés ; au contraire, ils n'ont cessé de revendiquer leur pouvoir d'illusion et d'en tirer profit.

Le remodelage des photos et les trucages au cinéma sont apparus très tôt, dès les premiers pas des caméras artisanales, le faux talonnant le vrai, comme toujours ; ils ont ensuite accompagné le prodigieux développement de leur industrie et s'en sont approprié les progrès techniques. Chacun peut transfigurer totalement une photo sur un ordinateur. Au cinéma, les successeurs de Méliès jouissent d'une gamme illimitée de trucages.

Les métamorphoses de Terminator II sont "fausses", mais le spectateur le sait. Avec son billet, il achète un mirage et l'escroquerie serait de ne le faire miroiter qu'à demi. Un faux consenti n'en est plus un. Matrix appartient, comme les Martiens de Welles (l'effet de surprise en moins), au registre honnête du faux ludique.

Il arrive pourtant ­ toute image se doublant d'une déception ­ que notre regard vacille à l'imprévu, que notre jugement trébuche, quand la frontière même du consentement est indéfinie. En 1950, Robert Doisneau, le Prévert de la photographie, saisit un jeune couple en train de s'embrasser dans la rue. L'image est tendre, naturelle, belle comme un baiser volé. Le Baiser de l'Hôtel de Ville fait le tour du monde. Pendant des années, elle passe pour une icône de l'instantané, jusqu'à ce qu'on apprenne que ce baiser, loin d'avoir été pris sur le vif, fut posé par deux acteurs. Pour certains, la "poésie" s'évapore aussitôt du chef-d'oeuvre (pas pour tous, un tirage original s'est vendu 155 000 euros aux enchères en avril 2005). Le négatif n'a pas été retouché, " le baiser était vrai ", a dit l'héroïne jadis embrassée. Peut-être, mais nous avons été dupés ; cet arrangement, sans tomber sous le coup de la loi, constitue une sorte de faux artistique. Un faux sentimental, un malaise.

Bien que prévenus des erreurs que véhiculent les photos, leur séduction est telle qu'une forme fossile de foi primitive subsiste en nous. Nous voudrions encore y croire. Comme des singes cherchant à attraper de la main leur reflet derrière le miroir, nous nous entêtons à penser qu'elles représentent fidèlement le monde réel, alors même qu'elles l'ont tué.

Une photo n'est en soi ni vraie ni fausse. Juste une photo. Avec les faussaires surgit la question de l'authenticité : on ne parle plus de faux bénins, "artistiques", mais de photos savamment truquées et avancées comme authentiques. Leurs conséquences sont évidemment plus lourdes : en politique, ces photos visent tantôt à tromper le camp adverse, tantôt le sien en réécrivant son passé collectif. On ne s'étendra pas sur le cas bien connu des photos officielles soviétiques ou chinoises dont on a effacé les silhouettes de personnalités désormais vouées aux gémonies, Trotski ou Kamenev, au gré des revirements de la ligne du Parti, comme si elles n'avaient jamais vécu.

Les photos truquées les plus nocives et florissantes poussent dans les serres de la propagande qui puise en elles des armes efficaces, et leur meilleure saison est celle de la guerre. Les exemples sont légion et on n'en citera que deux, encore récents : en Roumanie, les corps non inhumés d'un charnier de Timisoara furent filmés comme les cadavres des victimes de la répression, un faux qui contribua à précipiter la liquidation du régime Ceausescu en 1989.

Quand les troupes irakiennes envahirent le Koweït en août 1990, le bruit se répandit que les soldats de Saddam Hussein avaient coupé l'alimentation en oxygène des couveuses dans les maternités. A la télévision, une étudiante koweïtienne, Layra, raconta en larmes la mort par asphyxie de vingt-deux prématurés. Le président George Bush, heureux papa de W, s'indigna du sort affreux des bébés. Le pourcentage des Américains favorables à une intervention au Koweït s'éleva à 90 %. Une enquête prouva plus tard que l'agence de relations publiques Hill Knowlton avait reçu 10 millions de dollars du Koweït pour monter ce reportage et que Layra était la fille de l'ambassadeur du Koweït aux Etats-Unis.

Est-il si étonnant que d'aucuns doutent encore qu'on ait marché sur la Lune et soutiennent que les photos du 21 juillet 1969 ont été prises en studio par la NASA ? Sur un mur de l'hôtel Holiday Inn de Sarajevo, on a pu lire ces mots : " La vérité est la première victime de la guerre ."

La fameuse énigme de Roswell explosa néanmoins en temps de paix. En 1947, le fermier Brazel vit un gros engin ressemblant à un disque s'écraser dans son champ, près de Roswell (Nouveau-Mexique). Les "ovnis" (objets volants non identifiés) faisaient alors fureur. L'armée prit aussitôt le contrôle des investigations et boucla le sanctuaire. Comme elle mit quinze ans avant de rendre ses conclusions, les plus folles suppositions bouillonnèrent à loisir sous les crânes de tous et la presse fit ses choux gras du silence interminable des inspecteurs. S'agissait-il d'un véritable ovni, d'un missile russe égaré par la vodka ou d'une expérience secrète américaine ratée ?

On publia des photos spectaculaires de l'autopsie d'un "extraterrestre" filiforme. Les tenants rationnels de la bavure dissimulée s'affrontèrent aux sympathisants de l'extraterrestre, et malgré la publication du rapport de l'armée, assez cafouilleux il faut le dire, les uns et les autres continuent aujourd'hui encore de ferrailler autour de cette photographie. Après cinquante-huit ans, la rumeur de Roswell court toujours, sans queue ni tête, ni solution. Le poisson ne sera jamais noyé. Si la créature de Roswell ne fut qu'un trucage, ses auteurs et leurs mobiles demeurent inconnus. Et si ce n'en fut pas un... Ce faux parfait ouvre un abîme en nous.

Pour introduire le faux en Histoire, la photo n'est d'ailleurs pas nécessaire. Le journal télévisé y suffit, la fonction du présentateur, d'après l'historien Marc Ferro, étant "d'informer sans être informé lui-même de l'information ", donc à peu près libre, au nom de l'urgence, de répéter n'importe quoi pourvu qu'on l'ait dit avant lui, et d'attiser les peurs en vogue dans l'opinion. Les "informations" alarmantes sur la présence d'armes de destruction massive en Irak se sont propagées en l'absence de toute photo. Et pour cause. On n'a trouvé que des hangars désertés, des camions vides, jusqu'à ce que la fiction s'écroule, sans nuire aux faussaires ni gêner la réélection d'un Tony Blair (c'est ainsi l'esprit critique des démocraties qui a été massivement détruit). Le canular martien de Welles, lui, n'avait duré qu'une heure.

Il n'y a pas une Histoire ­ ni une Vérité ­, plutôt des histoires, sous-tendues par des idéologies, mais tout en faisant la part de cette relativité, nul ne peut nier que notre perception des événements politiques ait été maintes fois torpillée par des faux, des images trafiquées ou des textes apocryphes. Il ne s'agit pas ici de savoir si un vénérable Evangile conservé dans une bibliothèque dit la vérité sur les actes de Jésus (le contenu), mais si l'objet lui-même (le contenant) est contrefait ou authentique. En 1995, on a contesté la véracité des faits rapportés par Marco Polo dans son Devisement du monde . Marco Polo ne serait pas allé plus loin que Constantinople. Qui sait ? Le Vénitien fut peut-être un faussaire, mais son livre est de lui et n'est pas un faux.

A l'inverse, les Poèmes d'Ossian , découverts en 1760, attribués à un barde gaélique du IIIe siècle, qui firent la fortune de leur auteur, James Macpherson, sont des faux, plus brillants que les messages loufoques de Cléopâtre à César rédigés en vieux français par Vrain-Lucas, mais ressortissant au même tonneau. De tels faux trichent avec l'Histoire de manière non ludique, sans lui faire trop de mal. On ne rit plus, en revanche, lorsqu'un journaliste confectionne de faux "journaux intimes" de Hitler et que l'hebdomadaire Stern en publie les bonnes feuilles. Les patrons de Stern durent démissionner et le faussaire fut condamné à 10 millions de marks d'amende. Hitler n'est pas un sujet de plaisanterie.

Une imposture plus grave fut commise avec les Protocoles des Sages de Sion , un faux réalisé en France à l'initiative de la police secrète tsariste, en 1901, alors que l'antisémitisme était virulent en Russie et la France déchirée par l'affaire Dreyfus. Les Protocoles décryptent en 24 conférences le dispositif confidentiel d'un complot ourdi par les juifs (les Sages de Sion) pour s'emparer du monde. Inspirés d'un pamphlet antisémite français de Maurice Joly paru en 1864, les Protocoles furent dénoncés comme un faux à plusieurs reprises, dès 1921 par le Times de Londres, mais en vain. L'ouvrage, traduit dans des centaines de langues, se vendit par millions.

Bréviaire des nazis, il connut une éclipse après la seconde guerre, et repartit de plus belle ensuite dans la plupart des milieux antisionistes, européens, soviétiques ou arabes. Il alimente maintenant quantité de courants judéophobes, des antisémites de base aux acrobates antijuifs par antiracisme, et prospère auprès des négationnistes. Peu importe à ses lecteurs qu'il soit un faux, dans la mesure où il apporte de l'eau à leur moulin. Son influence s'exercerait, selon certains, jusque chez les moins antisémites, à leur insu. Le succès phénoménal de romans médiocres en serait la preuve, le Da Vinci Code pour n'en prendre qu'un, dont le moteur principal repose sur le fantasme d'une organisation clandestine à l'échelle planétaire, d'une secte instruite de ce qui nous est caché, d'une société secrète nous manipulant, dont ce roman se fait fort de nous dévoiler les agents mystérieux. Ce ne sont pas les juifs des Protocoles , certes, ni des francs-maçons, mais cela y ressemble. La saveur d'une conspiration démasquée est la même.

La grande force des Protocoles est d'affirmer l'existence d'un complot qui expliquerait tout. Dans une époque de simulacres, beaucoup préfèrent la thèse du complot à une réalité dont le sens leur échappe. Le soupçon généralisé engendre la paranoïa. Et c'est en cela que le faux, ludique ou criminel, est finalement immoral. Parce qu'il nous vole l'idée que nous nous faisons de nous-mêmes et du monde.
(Michel Braudeau)